UNE VOCATION

Mémoires de marin
Henry ELDIN
1896-1984


Mais quelle volonté il m'a fallu déployer et quels efforts il m'a fallu fournir. Attiré depuis longtemps par les voyages, l'aventure et je ne sais quel attrait de l'inconnu, je voulais être marin. Mais cela ne plaisait guère à mes parents qui me disaient toujours : “ Passe ton bachot et après tu verras » . Or je me rendis compte qu'étant tout d'abord un élève très moyen ce bachot ne m'apporterait aucun avantage et que le temps de son acquisition ne ferait que me retarder pour aborder cette carrière sur laquelle je m'étais sérieusement documenté.


C'est au cours de l'été 1911,alors que je venais de terminer ma seconde (latin-sciences) que je parvins à convaincre mes parents de me laisser entreprendre la carrière de Capitaine au long cours. Je n'étais pas assez fort en mathématiques et de toute façon encore trop jeune (j'avais 15 ans 1/2) pour envisager l'examen d'entrée à l'Ecole d'Hydrographie à l’automne suivant. Mais une autre perspective s'offrait : commencer par faire quelques mois de navigation, reprendre ensuite pendant prés d'un an l'étude des mathématiques, dont le programme des mathématiques élémentaires afin de pouvoir me présenter à l'examen d'entrée à l'Ecole d'Hydrographie de Marseille et en suivre les cours pour obtenir le premier diplôme que l'on appelait à l'époque : " Diplôme d'Elève de la Marine Marchande".


C'est ce programme que j'avais envisagé de suivre et qui se révéla bon par la suite, qui me permit d'obtenir en mai 1920, alors que j'avais tout juste 24 ans, le Brevet de Capitaine au Long Cours. Brevet qui me donnai le droit de naviguer soit comme Officier, soit comme Commandant, sur n'importe quel navire de la flotte de Commerce, quelle que soit son importance et pour n'importe quelle destination. (Le Brevet de Capitaine au Long Cours est le Brevet le plus haut dans la hiérarchie des Brevets d'Officiers de la Marine Marchande).


C'est donc le 8 novembre 1911, qu'inscrit maritime provisoire au quartier d'Alger, je fis mes débuts dans la navigation en embarquant comme pilotin sur le 3 Mâts Goélette "La Résolue", petit voilier école destiné à former de futurs Officiers de la Marine Marchande. Le Commandant était l'ancien directeur de l’Ecole Libre d'Hydrographie d'Alger. Il espérait avoir douze élèves pour lesquels les installations étaient prévues. Mais finalement nous ne fûmes que deux. Il est vrai que le coût de la pension était assez élevé pour l'époque : 120 francs par mois.





Mon premier contact avec la navigation a été assez dur. Je connaissais déjà un peu le mal de mer pour l'avoir éprouvé lors de différentes traversées effectuées avec mes parents. Mais là ce fut autre chose de plus pénible car on m'obligeait à me lever et à lutter contre et l'hiver en Méditerranée n'est pas toujours beau. II fallait participer à la manœuvre des voiles, monter dans la mâture par tous les temps, tenir la barre pendant des heures, etc. et de plus avaler deux à trois heures de cours chaque jour. Vie très rude, excellente école certainement, mais tout cela ne correspondait pas bien à ce que je m'étais imaginé ! Mais il me fallait persister !



Après prés de six mois de cette navigation assez pénible à tous les points de vue, entre les Côtes de Provence et l'Afrique du Nord, je quittais la Résolue sans aucun regret, pour embarquer comme pilotin sur un vapeur de la Compagnie Fraissinet le Tibet qui effectuait des voyages de Marseille vers la Cote Occidentale d'Afrique jusqu'à Cotonou (Dahomey) avec escales à Dakar, Conakry et ensuite de nombreux arrêts tout le long de la cote pour débarquer ou embarquer des marchandises. Je trouvais sur ce navire ou j'étais seul pilotin une existence beaucoup plus agréable à tous les points de vue. Pour moi la grande aventure commençait : voyage au long cours, un navire qui marchait régulièrement sans avoir à manœuvrer de voiles, enfin de la lumière électrique, une cabine pour moi seul et les menus du Carré des Officiers, ou je prenais mes repas, étaient des plus abondants. Pour mes parents aussi la charge était moindre car la pension n'était plus que de 90 francs. Plus de mal de mer, Gibraltar, l'Océan Atlantique, l'Afrique Noire !


Tout était nouveau pour moi. Moins pris par le petit service qui m'avait été fixé, je pouvais aussi consacrer chaque jour deux heures à travailler pour moi et à reviser mes mathématiques, ce que je considérais comme la première nécessité.


Après deux voyages sur le Tibet, me sentant le pied marin bien consolidé, avide de voir d'autres pays et désireux aussi de soulager mes parents en leur évitant ces dépenses, j'embarquais en qualité de novice sur le paquebot OCEANIEN des Messageries Maritimes qui partait pour l'Australie et la Nouvelle Calédonie (via Suez). Là ; c'était une autre aventure qui commençait ! Non seulement mes parents n'avaient plus rien à payer, mais c'était moi qui percevais une solde : 45 francs par mois ! Le premier argent que j'ai gagné ! Mais on était sous le régime de la loi de douze heures pour les adultes et dix heures pour les moins de 18 ans ! Aussi me fallait-il être debout tous les matins à 4 heures et la journée ne finissait qu'à 17 heures après un arrêt de 8 à 9 heures et un autre de 11 heures à 13 heures. Ce n'était plus le carré des officiers, mais le menu des matelots et en guise de cabine je possédais qu'un hamac qu'il fallait décrocher le matin après le réveil et qu'on ne pouvait remettre en place que le soir à partir de 20 heures ! Mais j'y dormais fort bien et ne regrettais en rien cette nouvelle existence qui m'a fait connaître la vie en commun.















L’océanien à quai


Au cours de ce voyage, escales à : Port-Said, Suez, Aden, Colombo, Freemantle, Adélaide, Melbourne, Sydney et Nouméa. Retour par les mêmes arrêts avec Bombay en plus. C'est au cours de la traversée Colombo Freemantle que j'ai franchi l'Equateur pour la première fois et cela m'a valu un arrosage des plus abondants !





Vue des Messageries Maritimes à Port-Saïd



Ce voyage a duré trois mois et demi, et à notre retour à Marseille, courant novembre, l'Océanien entre en réparations. Il me faut trouver un autre embarquement car il avait été décidé avec mes parents qu'un professeur de mathématiques du collège de Tlemcen pourrait commencer à me donner des leçons particulières qu’a partir du mois de février seulement. J'embarque donc sur le paquebot VENEZIA de la Cie Fabre pour un voyage de 45 jours environ, en qualité de novice. Escales à Naples, Palerme, Providence et New York. Rien de notable au cours de cet embarquement si ce n'est le gros mauvais temps à l'aller dans l'Océan. Nous avions à bord des émigrants italiens (1.000 environ) et au retour peu de passagers. Mon premier contact avec l'Amérique du Nord en décembre ! Il faisait un froid glacial et il y avait de la glace partout ! Heureusement notre poste était bien chauffé. J'avais un matelas et des couvertures, mais les draps étaient encore inconnus pour les équipages !




Revenu à Marseille au cours du mois de janvier 1913,je regagnais Tlemcen (avec quelques économies). Il me fallait affronter alors la phase la plus difficile à mon sens, car je me sentais très en retard et j'envisageais avec effroi tout ce qu'il allait me falloir apprendre très sérieusement pour pouvoir poursuivre la voie que j'avais choisie, et qui sans la réussite ne me permettrait plus sans aucun doute de reprendre des études que j'avais abandonnées !





Mon professeur, M. Costa, chargé du cours des mathématiques élémentaires au Collège, me prit en main et du mois de février à fin août me donna quatre leçons par semaine, me gardant bien souvent plus d'une heure. J'avais de nombreux devoirs à faire et son enseignement a été salutaire pour moi. Très rapidement j'avais pu tout réviser et j'ai pu aborder le programme de l'examen d'entrée à l'Ecole d'Hydrographie qui comportait de nouvelles matières scientifiques que je n'avais jamais encore étudiées. J'ai dû travailler énormément car je sentais combien un échec pourrait m'être fatal. Bref, M. Costa paraissant assez satisfait de mon savoir, mes parents m'autorisèrent à me rendre à Marseille début septembre pour passer l'examen d'entrée à l'Ecole d'Hydrographie. A cette époque, seuls les bacheliers es sciences étaient admis sans examen et en ce qui me concerne la poursuite de l'obtention de ce diplôme m'aurait retardé d'au moins deux années (et en supposant encore que tout se passa très bien). Ce retard aurait eu aussi pour conséquence de nuire à la suite de ma carrière, comme cela s'est confirmé par la suite. Avec quelle joie je lus mon nom sur la liste des admis ! Enfin le premier bon pas était fait. Les cours commençant aussitôt, je restais à donc à Marseille.



Ils durèrent du 15 septembre 1913 au 30 juin 1914. Les examens pour l'obtention du premier diplôme (Elève de la Marine Marchande, programme 1913) commencèrent quelques jours après. J'étais très satisfait de mes épreuves et de mes interrogations et espérais bien être reçu ! Enfin le 25 juillet 1914 la bonne nouvelle arriva. J'avais le pied à l'étrier, car pour moi, le plus dur était fait. Mais que de travail et que d'efforts il m'avait fallu fournir au cours de cette année!

GUERRE 1914-1918


Mais quelques jours après c'était la guerre qui commençait ! J'avais 18 ans 1/2, que faire ? Les compagnies de navigation, en raison des événements ne prennent plus d'élèves ! Mais je ne pouvais rester inactif ! Je me mis donc à la recherche d'un embarquement comme matelot et partis tout d'abord pour un voyage de 18 jours pour Alexandrie sur le paquebot "DUMBEA" des Messageries Maritimes et aussitôt après sur le cargo  HENRY-FRAISSINET qui chargea à Toulon un régiment d'artillerie et son matériel pour aller le débarquer à Antivari (Monténégro). Ces artilleurs avaient pour mission de bombarder Cattaro (Fort autrichien sur l'Adriatique) par le Mont-Lovcen. Voyage sans histoire avec escale à Malte d'ou nous repartimes pour Antivari escorté par de nombreux navires de guerre français.






Au retour à Marseille je quitte ce cargo pour embarquer en octobre, en qualité de timonier sur le paquebot "BRITANNIA" de la Cie Fabre (le jour précédent, ce navire qui s'appelait "Germania" avait été rebaptisé). Trois de mes camarades de l'Ecole d'Hydrographie embarquent aussi, et cela nous assure une ambiance très agréable. Voyage de Marseille à Lisbonne, puis New York et retour avec escale aux Açores. Ensuite nouveau voyage sur Lisbonne ou nous prenons des troupes portugaises et leur matériel pour les conduire en Angola. Je conserve un excellent souvenir de cet embarquement. Avec mes trois camarades nous occupions, à part de l’équipage, un poste pour quatre personnes. Notre solde était de 100 Francs par mois et notre service consistait à la mer, uniquement à faire le quart sur la passerelle avec l'officier de quart : 4 heures de quart (dont 2 de barre et 2 de veille). Puis 4 heures de repos et on recommençait. Dans les ports nous nous occupions du pointage et de l'arrimage des marchandises.




A notre retour à Marseille le "Britannia" est immobilisé pour réparations et il me faut me mettre en quête d'un autre embarquement. Ma classe, la classe 16, vient d'être appelée sous les drapeaux. Mes parents me télégraphient pour m'inviter à rentrer d'urgence à Tlemcen car ils ont reçu mon ordre d'appel pour servir dans les tirailleurs algériens ! Ils ignorent comme d'ailleurs toutes les Autorités civiles et militaires de Tlemcen que du fait que je suis devenu inscrit maritime définitif depuis le 16 décembre 1614, je ne peux être appelé sous les drapeaux qu'à partir de l'âge de 20 ans et uniquement dans la Marine Nationale. J'informe donc l'Inscription Maritime de cette situation. Elle me confirme de ne pas avoir à tenir compte de cet ordre d'appel et renseigne les Autorités de Tlemcen ; ce qui mit fin à l'inquiétude de mes parents !

J'avais toujours rêvé d'aller un jour en Chine et au Japon ! J'ai la chance de trouver un embarquement pour cette destination. J'embarque sur le paquebot "VILLE-de-la-CIOTAT" des Messageries Maritimes en qualité de timonier. Nous faisons escale à : Port-Said, Suez, Djibouti, Colombo, Singapour, Saigon, Hongkong, Shanghai, Kobe et Yokohama d'ou j'ai pu aller passer une journée à Tokyo. Mêmes escales au retour.

Après un premier voyage dont je suis revenu ravi, nous repartons pour un deuxième voyage identique, au cours duquel j'apprends par une lettre de mes parents, reçue à l’escale de retour de Colombo, la mort de Marcel Krieger tué aux Dardanelles ainsi que celle de Paul Eldin tué dans le Sud Tunisien.





Paul ELDIN en permission à ALGER en 1915.




Puis le 24 décembre 1915, alors que nous étions dans les parages du Sud de Malte, la "Ville de la Ciotat" est torpillée ! Il y avait à bord en plus de l'équipage (100) prés de 400 passagers, personne n'a rien vu et puis tout d'un coup

une terrible secousse accompagnée d'une violente explosion sur le coté gauche du navire à la hauteur de la machine. J'étais sur la passerelle à ce moment là et le commandant et l'officier de quart ont tout de suite compris que le navire était perdu. Ils ont actionné le signal d'alarme pour que tout le monde rallie le poste d'abandon. C'est l’affolement général, tout le monde se précipite vers les embarcations de sauvetage.





Pour ma part, ne sachant pas nager, je préfère pour l'instant observer ce qui se passe. La mer était heureusement très calme. Le navire s'enfonçait rapidement par l'arrière mais continuait à avoir une certaine vitesse car la machine n'avait pu être stoppée, la torpille ayant touché ce compartiment. Aussi les deux premières embarcations, pleines à craquer et amenées trop rapidement, chavirent en touchant l'eau en raison de la vitesse encore trop forte. Plusieurs personnes disparaissent sous nos yeux sans qu'il soit possible de leur porter un secours quelconque. Craignant que l'expérience de ces deux embarcations se renouvelle, j'ai préféré attendre encore et avec un camarade de l’équipage nous nous sommes dirigés vers l'extrême arrière qui se rapprochait de plus en plus de l'eau. Nous avons poussé devant nous vers la mer un petit radeau tout en nous y agrippant et sur lequel nous avons pu grimper bien que dans l'eau jusqu'à mi-corps.







Torpillage d’un navire pendant la guerre 14-18




Le VILLE DE LA CIOTAT à quai à Marseille


Un peu après, fort heureusement une embarcation a pu nous prendre à son bord. La Ville de la Ciotat s'enfonçait de plus en plus par l’arrière et son étrave commençait à sortir de l'eau. L'officier qui commandait l'embarcation faisait actionner vigoureusement les avirons afin de nous éloigner le plus possible du tourbillon que sans aucun doute le navire allait provoquer en s'engloutissant. Quelques instants après, la "Ville de la Ciotat" s'est dressée presque verticalement, la proue vers le ciel et s'est enfoncée par l'arrière dans un bruit épouvantable.

(Pour mémoire j'indiquerai que la "Ville de la Ciotat" était pour l'époque un très beau navire : longueur 155 m. largeur 16 m. Vitesse : 15 nœuds)






Suivant l'avis général recueilli, il se serait écoulé environ 20 minutes entre le moment de l'explosion de la torpille et celui de la disparition du navire.


Les embarcations se regroupèrent et on a essayé d'y voir clair, mais c'était bien difficile à réaliser. Des figures douloureuses, hommes, femmes, enfants nous entouraient ! Puis un moment de frayeur ! : un sous-marin fait tout d'un coup surface à proximité, battant pavillon autrichien, le responsable sans aucun doute de notre catastrophe ! Que va-t-il faire ? Mitrailler nos embarcations comme cela a déjà été raconté ? Non, après avoir contemplé le désastre qu'il venait de commettre il disparut. Mais qu'allait-on devenir ? Aucun signal de détresse par T.S.F. n'avait pu être émis par suite du manque de courant. Personne ne pensait au déjeuner manqué et puis il ne faisait pas chaud et pour ma part j'étais trempé jusqu'au ventre. Enfin vers 15 heures, une fumée à l'horizon ! Un peu plus de deux heures après nous étions tous recueillis par un cargo anglais le "MIROI" et les embarcations abandonnées. Mais, hélas, après bien des vérifications, bien difficiles et parfois impossibles par suite du manque de documents, listes de passagers, il fallut admettre que sur un total de prés de 600 personnes il fallait compter sur 122 disparus dont 35 de l'équipage l J'ai appris par la suite que ce chiffre s'était révélé exact à une douzaine en moins, soit 110 !


Je dois ajouter qu'à notre passage à Port-Said au retour du 2éme voyage, les Autorités Alliées avaient fait placer à l'arrière de la "Ville de la Ciotat" un canon de 47 m/m (une pétoire !) et pour l'armement duquel on nous avait embarqué quatre marins canonniers dont un gradé. C'est certainement la présence de ce canon qui nous a valu pour l'époque d'être torpillé sans avertissement.


Nous étions à Malte le lendemain dans la matinée et j'ai pu faire télégraphier aussitôt à mes parents pour les rassurer car je craignais qu'ils apprennent le torpillage par la presse. Et c'est bien par le journal l'Echo d'Oran qu'ils l'ont appris. Mon télégramme qui leur est parvenu une heure après les a enfin rassurés.

Les passagers débarquèrent à Malte d'ou je ne sais comment et quand ils furent acheminés vers la France. Quant aux membres de l'équipage nous sommes restés à bord du "MIROÏ" qui nous a conduits à Marseille où nous sommes arrivés le 1er janvier.


J'avais bien entendu perdu tontes mes affaires, mes économies, ma montre etc. ainsi que plusieurs bibelots achetés au cours de ces voyages. Je ne possédais en mettant pied à terre que ce que j'avais sur moi et qui était loin d'être en état. Mais heureusement j'avais laissé à Marseille à la maison meublée ou je logeais pendant mes séjours, une malle avec du linge, un costume et une paire de souliers. Je récupérais tout cela et j'ai pu me vêtir convenablement. D'autre part les usages dans la Marine Marchande sont que les salaires ne sont réglés qu'en fin de voyage, seules quelques petites avances sont consenties en cours de voyage. J'ai donc été réglé de ma solde (prés de 500 francs) par la Cie et je regagnais Tlemcen pour y attendre mes 20 ans et mon ordre d'appel sous les drapeaux.

GUERRE 1914-1918(2éme Partie)


A mon ordre d'appel je rallie Toulon et je suis versé au 5ème Dépôt des Equipages en qualité de matelot de 3ème classe, premier grade dans la Marine Nationale donné d'office aux inscrits maritimes, les autres recrutés ou engagés commençant par être apprentis marins. Ma solde était assez bizarre, un mois : 5 francs, un autre 10 francs et ainsi de suite. Je dois dire que depuis le début des hostilités les Ecoles d'Hydrographie avaient été fermées et aucun examen pour la Marine Marchande n'avait plus lieu. De plus le cours des élèves officiers de réserve vers lequel j'aurais été dirigé en temps normal, du fait que j'étais Elève de la Marine Marchande avait également été suspendu car le navire sur lequel il avait habituellement lieu avait été incorporé dans l'Armée Navale. Nous étions d'ailleurs nombreux dans ce cas, mais que pouvions nous faire contre ces décisions ?



Aucun autre espoir en vue pour améliorer ma situation du moment que de choisir une spécialité. Je me décidais pour la T.S.F. Après quelques jours de formation militaire, j'étais admis à suivre les cours d'opérateur radio qui avaient lieu sur un vieux cuirassé L'AMIRAL TREHOUART ancré dans le Creux Saint-Georges (Saint-Mandrier). Durée des cours : quatre mois au bout desquels un examen subi avec succès donnait le titre de Mentionné T.S.F. Pendant la durée des cours une seule sortie de liberté par semaine ; le dimanche de 13 heures à 21 heures. Un mauvais souvenir de cette époque : la corvée d'embarquement du charbon, chaque mois qui nous transformait tous en véritables dockers-charbonniers, les difficultés pour nous laver ensuite car nous ne disposions que d'une seule baille pour six et sans eau chaude bien entendu ! Puis le mal aux reins le lendemain matin !



Le 16 août je suis donc désigné comme unique opérateur radio pour le patrouilleur "VILLE de BOULOGNE" chalutier armé, à Boulogne-sur-mer que j'avais gagné après un interminable et fatigant voyage en chemin de fer militaire qui avait duré plus de trois jours.


Mon patrouilleur commandé par un Enseigne de Vaisseau de Réserve, devenu par la suite Aviateur et tué au Front, avait pour mission de procéder au dragage des mines, toujours possibles, dans les chenaux d'accès, bien délimités, des ports de Boulogne et Dunkerque, qui étaient les ports ou les Anglais débarquaient leurs troupes et leur matériel. Bien entendu, pendant les opérations de dragages, toujours dangereuses et qui se faisaient deux fois par jour : une au lever  du jour, l'autre avant la nuit et qui duraient chacune de 4 à 6 heures suivant l'état du temps, tout l'équipage devait obligatoirement rester sur le pont, chacun muni de sa ceinture de sauvetage. Nous en profitions pour mettre à l'eau plusieurs lignes de pêche à la traîne et ramenions des quantités de maquereaux qui étaient les bienvenus ! Ils amélioraient nos menus arrosés de cidre et non de vin car ce dernier devait paraître trop cher à la Marine.


Fin septembre une nouvelle des plus intéressantes pour moi, m'apprend que les Elèves de la Marine Marchande présents sous les drapeaux vont être regroupés à Lorient à partir du 10 octobre pour y suivre le cours appelé à l'époque : Cours des Chefs de Quart afin de les préparer à devenir officiers de réserve.

J'abandonne bien volontiers mon patrouilleur et mes fonctions d'opérateur radio qui ne consistaient d'ailleurs qu'à expédier à l'Amirauté après chaque dragage le même radio : dragage terminé, rien à signaler, suivi de la date et heure .



A Lorient ou je retrouve de nombreux camarades, notre Ecole est installée dans les locaux de l'Ancienne Ecole des Mécaniciens de la Marine, Nos dortoirs (encore des hamacs !) et nos réfectoires s'y trouvent aussi. Le Directeur de l’ Ecole est un Capitaine de Vaisseau et tous nos professeurs sont des Lieutenants de Vaisseau dont deux professeurs d'Hydrographie mobilisés. Le navire sur lequel nous faisons chaque semaine une ou deux sorties en mer est le "POURQUOI-PAS" du Docteur Charcot, militarisé pour la circonstance. Le POURQUOI-PAS est un navire mixte (voile et vapeur). Comme distraction une seule sortie par semaine, le dimanche de 9 heures à 21 heures. Avec quelques camarades nous en profitons pour faire de bons repas. Nous étions 80 élèves. Parmi nous plusieurs appartenant aux classes : 14, 15 et 16 provenaient de l'Armée de Terre dans laquelle ils avaient été incorporés à l'appel de leur classe parce que n'étant pas encore inscrits maritimes définitifs. Certains avaient le grade d'Aspirant soit d'infanterie, soit d'artillerie. Il y en avait même un qui avait été nommé sous-lieutenant récemment. Mais il ne pouvait être question de leur conserver leurs grades car il n'y a aucune assimilation de grade entre l'Armée et la Marine. Il leur fallait choisir : ou retourner dans l'Armée et alors abandonner leur carrière maritime ou rester dans la Marine et renoncer à leurs galons ! Ils n'hésitèrent pas et deux jours après ils portaient comme nous : le col bleu et le pompon rouge.


Le POURQUOI-PAS en expédition polaire.


Un examen de sortie sanctionna ces études pour lesquelles il me fallut encore travailler d'arrache-pied ! J'y réussis, obtenant en même temps les premiers galons prévus ; ceux de quartier-maître de manœuvre. Bien entendu comme pour tous les examens il y eut des candidats malheureux, mais leur nombre a été faible : 9. Après le stage de six mois, prévu et accompli avec trois de mes camarades sur l'Aviso "ALGOL " patrouillant en Méditerranée entre Toulon et le Sud de la Sardaigne (24 heures par semaine à Toulon pour ravitaillement) j'étais promu 2éme maître élève-officier de réserve. (Le Commandant de l'ALGOL était à l’époque le Lieutenant de Vaisseau MILLOT, beaucoup plus connu dans toute la Marine sous son nom de peintre caricaturiste: GERVESE . Plus tard, en 1953, il m'a dédicacé un de ses ouvrages " Souvenirs d'un Marin de la IIIème République")


Je suis alors désigné (août 1917) pour embarquer comme Chef de Quart sur le Contre-torpilleur "CARABINIER" qui avec un autre contre-torpilleur assure la protection des transports de troupes de l'Armée d'Orient de Toulon ou Marseille à Salonique, via Bizerte. C'est au cours d'une de ces missions, alors que nous escortions le "CANADA" que nous avons assisté, impuissants, au torpillage du "MEDIE" transport venant de Bizerte et avec lequel nous allions nous croiser quelques instants plus tard. Chargé de militaires permissionnaires, le "MEDIE" comme la "Ville de la Ciotat", mais beaucoup plus rapidement, s'est dressé verticalement par l'avant et disparut ! Il y eut plusieurs centaines de disparus parait-il ! II faisait très beau, mais quant au "Carabinier" il devait poursuivre sa route avec le "Canada" sans pouvoir participer en quoi que ce soit au sauvetage des naufragés ! A ce drame qui se déroulait sous nos yeux, seuls les escorteurs du "MEDIE" pouvaient être utiles !





Lorient en 1917

1 Passeron, 2 Marot, 3 Castelneau, 4 Eldin, 5 Digne Jerome, 6 Digne Aimé, 7 Henrion, 8 Abrial




Après un mois et demi de "Carabinier" et aussi d'un mal de mer assez fréquent (nous étions tous d'ailleurs indisposés par mauvais temps et de ce fait la cuisine était-elle réduite à sa plus simple expression) je suis affecté à la 4éme Escadrille de Patrouille de Provence dont la Base est à Port-Vendres que je rallie. Après trois semaines sur la "SENTINELLE" je suis muté sur le "SALAMBO" commandé par le Lieutenant de Vaisseau Campion (décédé en novembre 1918 de la grippe espagnole).

Le SALAMBO est un beau patrouilleur, ex-chalutier armé de deux canons de 75 et est muni de grenades sous-marines (Guiraud). Nous effectuions notre patrouille entre Port-Vendres et le phare de Planier (Sud de la rade de Marseille).

Arrivés à une des extrémités du parcours nous virions de bord pour prendre la route dans le sens opposé et ainsi de suite pendant cinq jours consécutifs. Puis nous rentrions à Port-Vendres pour ravitaillement général et repos pendant 24 heures. Et puis nous repartions pour une nouvelle patrouille avec, hélas, le mal de mer de temps en temps, car dans cette zone ou le mistral est roi et souffle quatre jours sur six en hiver, la mer n'est presque jamais calme !

Dans les premiers jours du mois d'avril 1918, le "SALAMBO" est désigné pour une mission spéciale “ II doit être le Chef d'escorte du Loiret, transport militaire de la Marine Nationale devant apporter du ravitaillement de toute sorte à l'Armée Navale ancrée dans la rade de Corfou derrière des filets métalliques de protection. Nous rallions donc Toulon port de départ du "Loiret" et le jour même dans la soirée nous appareillons avec lui et trois autres patrouilleurs qui complètent l'escorte. Tout se passe bien jusqu'à Messine ou nous faisons escale le 18 dans la matinée. Après charbonnage et ravitaillement nous quittons Messine dans la soirée pour faire route sur Corfou ou nous comptons arriver le 20 avril.


Dans la matinée, le Loiret est encadré par les quatre patrouilleurs, comme le prescrivent les instructions reçues au départ de Toulon : l'un à 500 mètres sur son avant, un autre à 500 mètres sur son arrière, le troisième à 400 mètres par son travers bâte bord et le "Salambo" à 400 mètres par son travers tribord. Nous suivions la route prescrite qui était une route dite en "Zigzags". Il serait trop compliqué d'exposer ici en quoi cela consistait, mais les principes en étaient les suivants : les cinq navires, à un moment précis et tous en même temps devaient s'écarter d’un certain nombre de degrés de la route à suivre pour venir, tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche et reprendre à un moment donné le cap normal pour recommencer continuellement ces manœuvres à une cadence variée. Tous les principes et détails de cette navigation en zigzags étaient mis au point au cours d'une conférence tenue avant l'appareillage entre les commandants des escorteurs et celui de l'escorté, sous la présidence du commandant chef d'escorte. Une fois à la mer, interdiction absolue d'utiliser la T.S.F., navigation tous feux masqués la nuit. On ne pouvait donc plus échanger de signaux entre escorteurs ou escorté que durant le jour par pavillons. Bien entendu cette navigation en zigzags ralentissait-elle considérablement la marche vers le port de destination. Mais ces fréquentes évolutions avaient pour but de compliquer très sérieusement pour un sous-marin ennemi l'observation de sa cible et en conséquence le réglage de la torpille avant son lancement.


Le 19 avril, alors que nous étions dans la mer Ionienne, presque au débouché de l'Adriatique, je prends le quart sur la passerelle à 18 heures. Il m'avait fallu pour cela dîner à 17 heures. La mer est calme, il fait beau et le soleil commence à être bas. A 18 heures 40 j'ordonne l'inclinaison prévue vers la droite. Le "Loiret" en fait autant mais je constate aussitôt qu'il dépasse le cap à prendre et qu'il continue son abattée très rapidement en appuyant sa manœuvre de coups de sifflet. Ayant tout juste le temps de réfléchir à ce qui peut se passer, j'aperçois alors avec effroi à peut-être une centaine de mètres de notre flanc gauche un sillage bien caractéristique qui se rapproche très rapidement du Salambo ! C'est une torpille, qui ayant sans doute raté le "Loiret" grâce à son abattée sur la droite, est passée sur son avant et qui maintenant arrive sur nous. J'ordonne aussitôt le renversement de la barre vers la gauche afin d'essayer de faire faire au "Salambo" une route parallèle à celle de la torpille, mais hélas notre faible vitesse (8 nœuds) ne permet pas assez vite le redressement recherché et la torpille, presque en surface, arrive sur nous et nous frappe en plein travers. Une formidable explosion ébranle le pauvre "Salambo" alors qu'une énorme gerbe d'eau s'élève au milieu de la coque. Le commandant qui s'était précipité sur la passerelle en entendant les coups de sifflet du "Loiret" est prés de moi. Il me dit «mon pauvre Eldin, je crois que c'est fini pour nous, nous sommes fichus«  Le navire s'enfonce très rapidement et il n'y a rien d'autre à faire pour chacun que d'essayer de sauver sa peau ! Ne sachant toujours pas nager, il ne peut être question de me jeter à l'eau ! J’ai bien cru mon dernier moment arrivé.



Je me suis précipité sur une bouée-couronne et j’ai eu heureusement la présence d'esprit de passer mes bras sous les bouts de ligne qui sont placés sur le dessus J'ai été entraîné par le navire et j'ai donc coulé avec le "Salambo". J'avais l’impression d'être assommé. Je bois quelques bons coups et l'obscurité se fait autour de moi. Puis tout d'un coup il me semble percevoir le bruit d'une explosion paraissant étouffée. Je me sens alors dégagé et renvoyé à la surface comme un ballon, grâce à ma bouée et sans doute aussi à l'explosion de nos grenades sous-marines qui étaient amorcées pour exploser à 15 mètres ! Tout cela s'est passé dans un bruit effroyable ! L'idée que j'avais eu de passer mes bras sous les bouts de ligne, assurant ainsi une sorte de bretelles m'avait sauvé car sans cela la bouée se serait échappée par les pieds et je me serais certainement noyé. Il faut dire que ces bouées sont faites pour soutenir quatre personnes accrochées aux bouts de ligne. A quelques mètres de moi j'aperçois le commandant et quelques hommes. Deux d'entre eux nagent vers moi et m'aident à soutenir ma tête qui avait tendance, malgré mes efforts, à pencher dans l'eau. J'étais complètement sonné ! Puis le "CHAUVEAU", l'escorteur qui se tenait sur l'arrière du "Loiret" arrive prés de nous II a mis une embarcation à la mer, un doris, qui nous recueille et cela demande un certain temps. Il continue ses explorations pour rechercher d'autres survivants, mais il fait presque nuit et c'est en vain !


Le Loiret et les deux autres escorteurs ont disparu. Après avoir perdu deux bonnes heures le "Chauveau" reprend seul la route sur Corfou. Mais hélas, nous n'étions que huit rescapés, même pas la moitié de l'équipage du "Salambo" ! D'après le Commandant du Chauveau, confirmé ensuite par le "Loiret" ce drame s'était déroulé en moins de deux minutes ! J'étais encore sous le coup de l'émotion et je grelottais de froid. On m'a fait descendre dans la machine ou j'ai pu me réchauffer et troquer mes vêtements contre d'autres prêtés. J'avais un gros morceau de verre dans l'index gauche (probablement éclat de verre de hublot) et mon oreille gauche me faisait terriblement souffrir, mais j'ai dormi comme un plomb cette nuit là. Le lendemain dans la matinée nous arrivions à Corfou ou nous avaient précédé le "Loiret" et ses deux escorteurs, Quelle ne fut pas ma stupeur en apprenant par la suite qu'un blâme avait été infligé au commandant du "Chauveau" pour abandon de poste ! II aurait dû normalement nous abandonner à notre sort pour pouvoir accomplir sa mission. Telles sont les consignes en temps de guerre !



A Corfou nous avons été hébergés sur le cuirassé "JUSTICE". On m'y soigna mon doigt et mon oreille pour laquelle on diagnostiqua une perforation du tympan avec otite moyenne. Après une semaine qui me parut interminable, nous reprenions la route de Toulon, non sans anxiété, car passagers sur le "Loiret". Au cours de la traversée le docteur du bord me prodigua ses soins pour mon doigt et mon oreille.



A l'arrivée à Toulon, je me trouvais bien entendu comme après la "Ville de la Ciotat" démuni de tout. J'avais perdu avec le "Salambo" tout ce que je possédais dont plus de 800 francs d'économies ! Je n'avais pas aussi la ressource d'y trouver une malle bien remplie car depuis mon entrée au service militaire je commettais l'imprudence de conserver avec moi tout ce que j'avais! Il me fallut donc faire appel à mes parents pour pouvoir m'habiller décemment en attendant de percevoir l'indemnité prévue pour perte d'effets ! De Corfou j'avais pu leur faire adresser un télégramme leur disant simplement que tout allait bien car la censure qui était très stricte ne m'avait pas permis de leur en dire plus long.


Mes légères blessures étant à peu prés guéries je me suis mis en route pour Tlemcen avec une permission de quinze jours accordée à la suite de ce torpillage qui me valut aussi une citation à l'Ordre de l'Armée (croix de guerre avec palme). Un de mes camarades qui avait lu cette citation au Journal Officiel lorsqu'elle y parut avait interprété son texte comme si j'avais bel et bien disparu avec le "Salambo"....... jusqu'au jour ou il me rencontra bien vivant !


Après m'être retrempé en famille je regagnais Toulon et après quelques jours d'attente j'embarquais sur un autre patrouilleur de la même escadrille, la CIGALE II, commandé par le même commandant (Campion) escortant des navires, soit de Marseille, soit de Toulon à Bizerte.


Début septembre je suis nommé Enseigne de Vaisseau de 2éme classe de Réserve (l galon) et cette promotion provoque mon débarquement de la "Cigale II". De plus on m'accorde une permission que je viens passer à Tlemcen. A mon retour à Toulon je suis désigné pour embarquer comme officier de quart sur la "NAVARRE", navire hôpital affecté au transport des blessés de l'Armée d'Orient, allant à Salonique avec retour par Bizerte et Alger. Sur ce navire ce n'est plus la navigation de guerre et on dort bien tranquille. Nous sommes protégés par le pavillon de la croix rouge bien apparente et peinte sur la coque blanche en plusieurs endroits.


La nuit le navire est puissamment éclairé et arbore, entre les deux cheminées, une volumineuse croix rouge lumineuse. Une de ces traversées nous fait arriver à Salonique le 12 novembre, lendemain de l'Armistice.



A notre retour à Toulon, je suis désigné ainsi que quatre de mes camarades, Enseignes de Vaisseau comme moi, pour la Base Navale de Constantinople. Nous recevons l'ordre le 15 décembre de nous rendre à Marseille pour y prendre passage sur le premier paquebot en partance pour Constantinople. A Marseille on nous avise qu'il n'y a plus de place pour nous sur ce navire qui est le "Chili" des Messageries Maritimes, mais que des places nous seront réservées sur le prochain bateau, " LA CHAOUIA" de la Cie Paquet. Ce retard ne nous contrarie pas trop car il nous permet de passer quelques jours agréables à Marseille ou la joie de la fin de la guerre bat son plein. Le 10 janvier, jour de départ de la "Chaouia" nous apprenons, que comme pour le "Chili" il n'y a plus de places pour nous. En effet nos places ont été données au dernier moment à des officiers supérieurs. Le 11 Janvier on nous donne l'ordre de partir pour CONSTANTINOPLE via : Tarente, Itea et Salonique. Nous prenons donc le train un peu épouvantés par ce très long voyage en chemin de fer qui va nous faire traverser toute l'Italie, du Nord au Sud, une bonne partie de la Grèce, puis un voyage par mer de Salonique à Constantinople.Tout se passe bien jusqu'à Rome ou nous passons 24 heures pour changer de train. Et nous y apprenons avec beaucoup d'émotion que la "Chaouia" a sauté sur une mime dérivante prés du détroit de Messine, en pleine nuit et que le navire a sombré avec plusieurs centaines de disparus ! Nous l'avions échappé belle !




Notre voyage se poursuit jusqu'à Tarente ou nous avons dû attendre quelques jours dans un camp militaire français l'arrivée de nos bagages et le départ de l‘Odessa un des navires français assurant la liaison avec Itea (golfe de Patras). Traversée de quelques heures. Après 24 heures passées à Itea nous partons en camion militaire à travers la montagne pour Bralo, petite gare située sur la ligne de chemin de fer Athènes Salonique. Il y avait de la neige et il faisait froid. Il faut attendre le lendemain pour prendre le train mais on apprend quelques heures après notre arrivée que la voie a été coupée en direction de Salonique par des éboulements et que très vraisemblablement elle ne sera pas praticable avant une semaine. Nous prenons donc l'initiative de prendre le train pour Athènes puisque a voie est libre dans cette direction, car nous n'avions nulle envie de prolonger notre séjour à Bralo ou nous avions dû passer la nuit dans un sac de couchage, sans duvets, au fond d'une tranchée creusée dans le sol avec un vague abri au-dessus.


Nous voilà à Athènes ou nous nous présentons à l'Attaché Naval de l'Ambassade de France. Nous lui exposons notre situation et 48 heures après il nous fait prendre passage sur un torpilleur grec qui va du Pirée à Constantinople ou nous arrivons enfin le 5 février 1919. Il y a encore de la neige et il fait très froid.


Je suis pour ma part, ce qui ne m'enchante guère, désigné pour embarquer sur le cuirassé "Patrie". Le navire est ancré au pont de Galata, ce qui facilite les sorties en ville. Au bout de quelques jours an me désigne pour le "Bruix", petit croiseur mouillé dans le Bosphore et qui doit appareiller d'un moment à l'autre pour Sébastopol. Mais quelques instants avant son départ, alors que j'y étais déjà installé, une vedette vient me chercher : mon embarquement sur le "Bruix" est annulé et je dois embarquer immédiatement sur le transport militaire "ARGENFELS" (ex-navire allemand capturé).












J'apprends cette nouvelle avec joie, car je savais que l''Argenfels devait partir pour la France. J'avais en effet rencontré deux jours auparavant un de mes camarades (Delacroix) Enseigne sur l'Argenfels. Il m'avait dit qu'il y manquait un officier et que son commandant devait en demander un à 1'Etat-major. Je lui avais suggéré de dire a son commandant d'essayer d'obtenir que ce soit moi qui soit désigné et cela avait réussi.







Me voilà sur l''Argenfels" qui vient de débarquer 6.000 tonnes de charbon. Après un grand nettoyage on nous met à bord 1.500 arméniens, hommes, femmes et quelques enfants qu'on entasse comme on peut dans les cales et entreponts avec leurs maigres bagages, pas de literie, pas de couvertures. Tout ce monde misérable est d'une saleté repoussante. Nous quittons Constantinople pour aller faire épouiller et nettoyer ces pauvres gens par les soins d'un lazaret situé dans la Mer de Marmara. Cette opération demande plus d'une semaine. Puis nous partons pour Beyrouth, port de débarquement de ce chargement humain. Une vingtaine de nos misérables passagers meurent en cours de route et leurs corps sont immergés après des formalités d'usage, parfois bien difficiles à établir

Enfin nous arrivons à Beyrouth ou on nous débarrasse de ces malheureux qui pendant toute la traversée ont vécu sans faire la moindre toilette et sans autre nourriture que les vivres personnels emportés au départ. Aussi après leur débarquement l’’Argenfels" est-il soumis à une désinfection des plus sérieuses

Nous quittons Beyrouth pour Port-Said ou nous prenons un chargement de marchandises diverses pour Le Havre. Traversée sans histoire. Au Havre notre officier en second, malade doit être hospitalisé et je suis désigné pour le remplacer ce qui porte ma solde à 360 francs, soit 30 francs de plus. Mais nous touchions en plus une remise commerciale assez importante ce oui fait que pratiquement ma solde se trouvait elle doublée. Après avoir débarqué nos marchandises, nous partons pour Cardiff prendre un chargement de charbon pour Brest- que nous rallions deux semaines plus tard. Nous sommes à la fin du mois de mai et on commence a démobiliser certaines classes,

On m'octroie une permission de dix jours que je vais passer à Tlemcen.


A mon retour c'est à Dunkerque que je rejoins l'Argenfels qui a dû s'y rendre pour y entreprendre sa démilitarisation : enlèvement de l'artillerie, remise en état pour une exploitation commerciale normale, carénage, réparations générales, etc. Capturé au début des hostilités, ce navire ne s'était pratiquement pas arrêté de naviguer depuis, sauf pour de rapides carénages et il était indispensable de lui faire subir de sérieux travaux d'entretien. Mes fonctions me font participer activement à tous ces travaux.


Il me fallait alors penser à ma prochaine démobilisation et aussi surtout an Brevet de Capitaine au Long Cours qui mettrait fin à mes études. Il me fallait pour cela travailler encore et aussi réunir soixante mois de navigation et avoir 24 ans révolus pour me présenter à cet examen.


L'ancien commandant de l'Argenfels, Capitaine au long cours et Lieutenant de vaisseau de réserve avait été démobilisé lors de notre séjour au Havre et avait obtenu depuis peu le commandement d'un gros cargo de 12.000 tonnes de portée en lourd, géré par l'Etat qui venait de constituer une flotte de commerce sous l’appellation de "Transit Maritime". Ce cargo, le "REMSHEID" construit par les Allemands pendant la guerre est à Rotterdam ou il doit prendre armement avec un équipage français. Mon ancien commandant m'avait demandé si une fois démobilisé j'accepterais de venir le rejoindre pour embarquer sur ce navire en qualité de 1er lieutenant. J'avais accepté car il me fallait gagner ma vie une fois libéré de la Marine Nationale.








Le Remsheid ou Yang-Tsé





NAVIGATION au C0MMERCE (1ère Partie)



Négligeant les quelques jours de congé qui m'auraient été octroyés à ma démobilisation, je quitte Dunkerque une fois les formalités accomplies et après avoir passé 24 heures à Paris, je me mets en route pour Rotterdam. J'y arrive le jour même de ma démobilisation, le 19 septembre et j'embarque sur le "Remsheid" (devenu par la suite le "Yang-Tsé" des Messageries Maritimes)


Ce navire qui est tout neuf et n'a encore jamais navigué me parait magnifique II possède tous les appareils modernes de l'époque et les emménagements sont luxueux. C'est ma véritable existence qui va commencer. Il fallut attendre d'autres officiers, un équipage, bref le 1er octobre nous appareillons pour Anvers ou nous restons une dizaine de jours à attendre des ordres. Nous partons alors complètement vide, avec uniquement notre charbon et nos ballasts pleins d’eau pour l’Australie ou nous devons prendre un chargement de blé en sacs pour Marseille. D'Anvers nous faisons route directe sur Port-Saïd pour charbonner, puis le Canal de Suez et nouvelle escale à Colombo pour charbonnage. Deux autres lieutenants ont été embarqués en même temps que moi dont un, Capitaine au Cabotage, est martiniquais. Nous nous entendons très bien et notre voyage se poursuit très agréablement. Ces longues traversées me permettent de me remettre au travail car au retour il me faudra sans doute affronter la dernière épreuve. La traversée de Colombo à Freemantle me fait franchir l'équateur vers le Sud pour la troisième fois. A Freemantle ou nous faisons escale pour connaître notre destination définitive on nous avise qu'elle ne pourra nous être indiquée qu'à Adélaïde.


Après trois jours d'attente dans ce dernier port nous connaissons enfin notre port de chargement : WALLAKOO, un tout petit port au fond du golfe de Spencer, constitué par un unique appontement en bois le long duquel arrivent chaque jour de nombreux trains apportant notre chargement, quant à la ville ce n'est qu'un gros village. Je signale en passant que notre 3éme lieutenant, le martiniquais, qui est d'un noir très prononcé n'est pas autorisé à mettre pied à terre ! De plus le commandant doit verser une importante caution entre les mains des Autorités Locales et elle ne lui est rendue qu'au moment de notre départ. Notre chargement dure une douzaine de jours. Profitant des longues heures de liberté dont nous disposons, le Commandant m'emmène en auto avec l'autre lieutenant à une partie de chasse aux lapins. Alors que nous étions à peine éloignés de Walloroo, c’est fou ce que l’on en aperçoit ! Ils bondissent de tous les cotés et il y a des quantités de terriers. Il n'y a pas même besoin de descendre de voiture pour les tirer et pour ma part j'en ai abattu une trentaine en moins de deux heures ! Nous sommes revenus à bord avec plusieurs sacs pleins de lapins et si les deux premiers jours tout le monde à bord s'est régalé, l'équipage et nous-mêmes en avons eu vite assez.


Notre chargement terminé nous partons charbonner à Adélaide d'ou nous devons nous rendre directement à Colombo. Nouveau ravitaillement et route sur Djibouti. Puis remontée de la Mer Rouge vers Suez. Alors que j'avais déjà franchi la Mer Rouge plusieurs fois, mais pendant les saisons chaudes, cette fois-ci nous sommes en début de février. Il fait très frais et la nuit il faut être bien couvert sur la passerelle. Après Suez et Port-Said, Marseille enfin. Je viens d'avoir 24 ans et je réunis donc toutes les conditions pour essayer d'enlever le dernier parchemin ! Je quitte le "Remsheid", les poches bien garnies (ma solde était de 1.400 francs) Encore quelques efforts à fournir et c'en serait peut-être fini avec les études !


Enfin, ça y est, j'ai mon brevet de Capitaine au Long Cours. Je dois dire que, fiancé depuis près de deux ans, j'avais depuis envisagé qu'il serait sage pour me marier, d'attendre que ma situation soit bien établie. Je désirais avoir Marseille pour port d'attache, donc comme résidence. Il me fallait pour cela être admis dans les Cadres d'officiers d'une grande compagnie de navigation. J'aurais aimé entrer à la Société Générale de Transports Maritimes (S.G. T.M.) dont les lignes desservies m'attiraient, malheureusement aucune place n'est disponible lorsque je m'y présente, mais on me promet de faire appel à moi à la première vacance.





Le hasard me fait alors embarquer comme lieutenant sur la " Jeanne d'Arc" moutonnier de la Cie Générale Transatlantique qui fait Oran et Mostaganem. Cela me fait plaisir car chaque semaine je peux revoir pendant quelques heures à Oran la famille Krieger et ma fiancée Maud. Pendant deux mois j'ai donc fait ces petits voyages. Nous avions à bord à chaque retour prés de 10 000 moutons sur pieds, quelquefois aussi des porcs en plus. Ces derniers avaient le mal de mer, ils restaient couchés tout le temps de la traversée et se plaignaient en grognant. Quant aux moutons, si on en mettait cinq au mètre carré à l'embarquement, on aurait pu facilement en mettre sept ou huit à l'arrivée à Marseille, 48 heures après, car pendant tout le voyage ils restaient à jeun sur leurs pattes. Courant juillet la S.G.T.M. me convoque et je quitte la "Jeanne d'Arc".






NAVIGATION au COMMERCE (2éme Partie)

Carrière à la S.G.T.M.



J'entre donc à la S.G.T.M. comme officier stagiaire en juillet 1920 et ne pourrai être titularisé qu'au bout d'un an. Par la suite la Direction me titularisa au bout de dix mois, prenant en considération la date à laquelle je m'étais présenté. Cela me permet tout de suite d'envisager. l'époque possible de mon mariage.


Mon premier embarquement me met à bord du "PRINZ-REGENT" (ex-paquebot allemand baptisé par la suite  ''CORDOBA"). J'effectue plusieurs voyages sur Alger et courant septembre je suis muté sur le paquebot "FORMOSA" de la ligne de l'Amérique du Sud. Nous rallions Gênes chaque voyage pour y prendre un millier d'émigrants italiens en plus des 120 passagers de classe que nous prenons à l'escale de Marseille. A Barcelone et Alméria ou à Valence et Alicante nous prenons aussi à chaque voyage 200 à 300 émigrants espagnols. Escales à Dakar, Rio-de-Janeiro, Santos, Montevideo et terminus à Buenos-Aires ou débarque la plus grande partie de nos passagers. Nous en repartons huit jours après, effectuant au retour les mêmes escales avec Las Palmas (Iles Canaries) en plus pour y charger des régimes de bananes, les seules que l'on trouve en France à cette époque. Nos retours s’effectuent avec le plein de passagers en classe, mais seulement avec 150 à 200 ex-émigrants italiens ou espagnols qui reviennent soit définitivement, soit temporairement dans leur pays. Nous passons quinze jours à Marseille et repartons pour un nouveau voyage.


Nous avions pu ainsi fixer la date de notre mariage qui eut lieu à Oran le 16 septembre 1921.


Le "Formosa" après quelques ennuis (perte d'une hélice en arrivant à Las Palmas) n'arrive à Marseille que le 14 septembre au lieu du 10 prévu ! Ce retard a failli remettre tout en cause ! Mais j'ai pu prendre passage le jour même sur le "Sidi-Brahim" et je suis arrivé à Oran le 16 à 6 heures du matin, le mariage à la Mairie devant avoir lieu à 10 heures ! Le mariage religieux a en lieu l'après-midi et le lendemain dans la soirée, Maud et moi prenions passage sur le "Sidi-Brahim" pour Marseille ou je retrouvais le "Formosa". Plusieurs jours après nous repartions, mais Maud a pu faire le voyage de Gênes avec moi et cela nous a permis de passer ensemble quatre jours de plus.


Je suis resté sur le "Formosa" jusqu'en février 1922. A l'arrivée à Marseille je suis prévenu, dés l'accostage, que je suis muté sur le "MENDOZA", un paquebot récent, beaucoup plus important que le "Formosa", mais hélas qui part pour Buenos-Aires 48 heures plus tard ! II m'est impossible de refuser.

Départ avec le "Mendoza", le cœur un peu gros, mais pensant déjà au prochain retour. Ce navire est beaucoup plus rapide que le "Formosa" et nous assurera des séjours plus longs à Buenos-Aires et surtout à Marseille. Voyages identiques, même itinéraires, même escales.

En juillet 1923,je demande un congé de quinze jours. Enfin quelques jours de liberté, les premiers depuis mai 1919 ! Nous passons trois jours à Lausanne, puis Paris. Il y avait onze jours que j’étais en permission lorsqu'un télégramme m'invite à regagner Marseille au plus vite pour partir 48 heures plus tard sur le "Formosa" Impossible de ne pas m'y conformer car c'est le commandant de ce navire qui a insisté pour que ce soit moi qui soit désigné. J'y reste jusqu'en mai 1924.





Lors de notre précédent séjour à Marseille j'avais demandé au Commandant Robillot, alors notre Chef d'Armement, s'il Iui serait possible, à notre retour de me muter sur un navire de Méditerranée, en raison de l'approche du terme de la grossesse de Maud. II me répond en me disant :"connaissez-vous la réponse faite par un Amiral à un de ses officiers qui lui adressait la même demande " ? Sur ma réponse négative et avec le sourire il me dit : "Eh bien si votre présence a été nécessaire pour la mise en chantier, elle n'est pas indispensable pour la mise à flots" ! Mais il me laissa entendre qu'il tâcherait de me donner satisfaction.


En effet, à notre retour fin avril, je suis muté sur le "Gouverneur GENERAL LAFERRIERE", paquebot de la ligne d'Oran. Nous quittions Marseille chaque mercredi à 17 heures pour être à Oran le vendredi à 6 heures. Nous en repartions le samedi à 17 heures pour être à Marseille le lundi à 6 heures. Cela m'a donc permis d'être présent et d'assister à la naissance d'Eliane qui eut lieu le lundi 30 juin 1924 vers 17 heures.




Le Gouverneur Général Laferrière sortant du port d’Oran



J'ai quitté ce navire en mai 1925 ,ayant été choisi pour être commissaire sur le paquebot "VALDIVIA" (ligne de Buenos-Aires). C'est une autre existence qui commence et qui me fait voir la navigation sous un aspect différent. Je n'ai plus de quart à faire, si ce n'est lorsqu'il faut remplacer un officier malade. Je règle mes occupations comme je l’entends, mais j'ai quand même beaucoup de travail. Je suis chargé de tout le service administratif du navire, des passagers, de l'équipage, de la solde, des relations avec les passagers, avec les Autorités dans les ports ...etc.. et sur ce navire nous sommes à l'aller généralement prés de 1.800 personnes ! Vie mondaine aussi, il me faut apprendre à danser, à me servir d'une machine à écrire ! Mais je me suis adapté très vite et après un voyage j'étais rodé !


Au bout de 14 mois de "Valdivia" je suis désigné comme commissaire pour le paquebot 'FLORIDA dont la construction s'achève aux Chantiers de la Loire à Saint-Nazaire. J'y rejoins le commandant et d'autres officiers déjà sur place. Nous sommes installés à l'hôtel car la vie à bord n'est pas encore possible, mais nous percevons une indemnité journalière confortable. Je suis donc à Saint-Nazaire depuis la mi-juillet et Maud est à Oran avec Eliane et j’apprends la naissance d'Henry qui y est né le 20 août. Début septembre le "Florida" est prêt et nous appareillons pour Marseille avec une cinquantaine d'invités de la Compagnie. Nous faisons escale à Lisbonne, Madère, Casablanca et Alméria d'ou nos passagers ont pu aller en promenade jusqu'à Grenade.


Le "Florida" est le dernier-né des paquebots de la ligne de Buenos-Aires et a beaucoup de succès. Nos voyages s'effectuent régulièrement et quelquefois nous sommes environ 2.000 à bord ! En août 1927 arrêt pour visites périodiques d'entretien. J'en profite pour obtenir quelques jours de congé et cela nous permet de passer deux semaines à Vichy avec Eliane et Henry. Et je reprends mes voyages sur le "Florida".




Le Florida à sa première sortie en mer le 4 Septembre 1926 à Saint Nazaire.


Je signale en passant que ce n'est qu'à partir de 1936 que nos congés nous ont été payés. Auparavant ils étaient sans solde, mais ce n'était pas là le plus gros inconvénient, c'était surtout la perturbation qu'ils risquaient d'amener par la suite, car il était presque impossible de retrouver après, le poste précédent. Aussi quand on se trouvait bien sur un bateau, on y restait!






En 1928, Maud attend un bébé et la naissance doit se situer dans la première quinzaine de mai, époque à laquelle le "Florida" séjournera à Marseille. Nous avons donc pensé, en raison des inconvénients cités plus haut, qu'il était inutile que je demande un congé pour cette époque. Malheureusement, le 20 mai le jour du départ arrive ! II est trop tard pour me faire remplacer ! Je sens cependant que l'événement est tout proche ! Le Florida doit appareiller à 17 heures et c'est bien tristement qu'il me faut quitter Maud et les enfants à 15 heures. Je sais Maud bien entourée, mais je suis quand même très inquiet. Et puis vers 20 heures un radio m'apprend la naissance de Jacques, mais j'étais au loin pour 48 jours ! (par suite d'un oubli la naissance de Jacques n'a été déclarée que le 21 mai). Nommé 2éme Capitaine en juillet 1929, je quitte le "Florida" avec certains regrets, mais au fond assez content de cesser des fonctions qui en somme ne correspondaient pas à ma véritable profession. Je pars sur un cargo le "MONT-AIGOUAL". IL n'y a plus maintenant que le commandant qui est mon supérieur à bord. J'ai de nouvelles charges car le 2ème Capitaine est le responsable de la sécurité générale et de toutes les opérations commerciales. Il ne fait à la mer que six heures de quart par jour ; le matin de 4 heures à 8 heures et le soir de 16 heures à 20 heures. Il me faut donc être debout tous les matins à 3 heures 45 et les traversées sont longues avec un cargo . Nous quittons Marseille le 2 septembre pour les Antilles en passant par Oran pour charbonner. Puis commence une longue traversée : Oran Cayenne . Notre vitesse est de 8 noeuds (15 Kms) et nous n'avançons pas vite! Enfin nous arrivons aux Iles du Salut (situées au large de Cayenne) pour y prendre le pilote qui doit nous conduire au mouillage dans la rivière de Cayenne. Mais il faut attendre la prochaine pleine mer et cela nous fait passer une soirée, mouillés devant l'Ile Royale et nous avons ainsi l'occasion de pêcher un requin de prés de cinq mètres Pas loin de nous il y a aussi l'Ile du Diable où est resté tout seul pendant plusieurs années Dreyfus ! Cayenne ,L’Ile du Diable, les Antilles, tout cela me rappel le mon enfance, l'époque ou je rêvais de voyages ! Et maintenant j’y suis !


À Cayenne ce sont d'anciens forçats libérés mais astreints à rester en Guyane qui font les dockers et débarquent nos marchandises. Avec un autre officier j'ai pu passer une journée (un dimanche) à terre, mais après quelques heures il nous tardait que la vedette vienne nous chercher pour nous ramener à bord ! II faisait particulièrement chaud, un ciel d'orage et dans les rues de cette affreuse petite ville paraissant bien pauvre il n'y avait que nous deux .. et des Charognards l Je suis revenu à Cayenne plusieurs fois par la suite, mais si il m'a fallu mettre pied à terre c'est uniquement pour accomplir des formalités.


Après Cayenne, Port of Spain (Trinidad) pour charbonnage. Puis Fort-De-France (Martinique) et Pointe-à-Pître (Guadeloupe) ainsi que Basse-Terre. Toutes nos marchandises sont alors débarquées.


Nous partons les cales vides, avec uniquement notre charbon et tous nos ballasts pleins d'eau pour le Golfe du Mexique ou nous devons charger dans des ports du Sud des Etats-Unis pour des ports de la Méditerranée. Premier port : Port-Arthur (Texas). Bien que ce soit une région ou il y a du pétrole partout nous sommes dévorés par les moustiques ! Puis Nouvelle-Orléans (Louisiane) ,Mobile (Alabama) Pensacola et Tampa (Floride). C'est de ce dernier port que nous partons pour Oran, Notre chargement ,tout en bois, est constitué en grande partie par des douelles servant à la fabrication des fûts pour le vin. Traversée très dure jusqu'au Sud des Acores, puis Gibraltar et Oran après 24 jours de traversée!




A cette époque les cargos, tout au moins ceux de la S.G.T.M. n'avaient pas de frigo, mais uniquement de grandes glacières dans lesquelles on entassait les quartiers de viande après abattage des animaux. On embarquait donc du bétail sur pieds ; bœufs ,moutons ,lapins ,volailles...etc., du foin et de grandes quantités de glace. Il devait toujours y avoir parmi l'équipage un cuisinier qui devait être également boucher, comme il y avait un boulanger qui cumulait ses fonctions avec celles de cambusier.






Quelquefois, dans l'Océan, quand la mer n'était pas trop agitée, nous filions par l'arrière une grosse ligne au bout de laquelle il y avait un fort hameçon ayant pour tout appât un bout de chiffon blanc. Nous attachions cette ligne au sifflet du navire, mais 2 ou 3 mètres plus bas on la reliait à un fil à voile, peu résistant. A ma connaissance, seuls deux poissons se laissent prendre ainsi : les thons et les dorades de l'0céan (ces dernières ne ressemblent pas du tout à celles de Méditerranée ; elles sont beaucoup plus grosses et leur chair est assez sèche) Dés qu'un poisson était pris, le fil à voile cassait et c'est alors sur le sifflet que le poisson tirait. Dés qu'on entendait son fonctionnement presque tout l'équipage se précipitait—il à l'arrière pour ramener la ligne et sa prise. Mais c'était toute une affaire pour hisser à bord un thon .quelquefois de plus de 30 kgs. Il était le bienvenu et très apprécié au cours de ces longues traversées. Bien entendu ,la nuit il n'était pas question de laisser la ligne à la mer.


Ces longues traversées ,ces heures de quart, seul sur la passerelle à scruter l'horizon, rendent méditatif et incitent à réfléchir beaucoup ! souvenirs et avenir !

Après Oran ,Alger et Barcelone ou nos opérations commerciales nous retiennent jusqu'au 28 décembre. Enfin Marseille ou nous arrivons le 31 décembre après un sérieux coup de mistral. Notre voyage avait duré quatre mois.

Je reste sur le "Mont-Aigoual" jusqu'au début de 1932,effectuant de février à juillet des voyages aux Antilles. Puis d'août à octobre en I930 et 1931 nous allons charger du blé en vrac à Tunis et Bizerte pour Anvers avec retour par Cardiff ou nous prenons du charbon pour Marseille.


En avril 1932 je suis muté sur le "SIDI-AISSIA" moutonnier de la ligne Oran et Mostaganem et je le quitte à la fin de l'année, puis c'est l'''IPANEMA". J'y passe une grande partie de l'année 1933. Voyages sur divers ports d'Algérie et à partir du printemps et jusqu'en novembre sur Oran et Mostaganem ,ce qui permet à Maud et aux enfants de voyager avec moi pour aller passer leurs vacances sur une plage prés d'Oran.


Début 1934 j'embarque sur le "MONT-AGEL" pour reprendre les voyages sur les Antilles et aussi sur Cuba. En juillet, par suite de la crise qui sévit depuis quelque temps dans la Marine Marchande, de nombreux navires sont désarmés. Pour nous permettre de naviguer à tour de rôle, on nous impose à tous, quatre mois de congé dont deux sans solde ! De plus, ce qui ne s'était jamais vu, nos soldes sont diminuées de 5 % ! C'est au cours de ce congé forcé que j'ai fini par me décider à apprendre à nager aux bains de mer militaires de Marseille!

Après ce mauvais moment j'embarque sur le ''Gouverneur Ganéral Laferrière" et reprends la ligne d'Oran jusqu'en avril 1935 époque ou je reprends le "MONT-AGEL" sur lequel je reste jusqu'à fin 1936. Plusieurs voyages sur les Antilles et Cuba et un dernier sur la Côte Occidentale d'Afrique, au cours duquel nous sommes allés jusqu’aux Forcados et avons remonté le Niger jusqu'à Burutu. La plus grande partie du chargement pris sur la Cote devait être débarqué à Caronte (Port de Bouc). Le lendemain de notre arrivée à Caronte le feu se déclare dans une cale contenant plus de 1 000 tonnes d'arachides décortiquées en sacs et du coprah ! Ce n'est qu’après prés de 24 heures d'efforts et aussi au concours des pompiers de Marseille accourus avec leur bateau-pompe l’"Alerte" que le feu a pu être maîtrisé. Mais le navire avait terriblement souffert et des réparations très importantes durent être entreprises. Mais dés l'incendie terminé, je quitte le "Mont-Agel".


Depuis ma nomination au grade de 2ème Capitaine et par suite de la crise de la Marine Marchande, la Compagnie s'était débarrassée de plusieurs navires. Leur nombre qui était de 23 lorsque j'y étais entré n'est plus que de 15 en 1936. C'est dire que l'avancement s'en ressent profondément car il ne doit pas y avoir plus de commandants et de 2ème Capitaines qu'il y a de navires. L’avancement en grade n'a pratiquement lieu qu'à l'ancienneté, le choix ne jouant que pour les affectations.


Mais le temps passe quand même et me rapproche du couronnement de la carrière de tout officier : le commandement.



Du ''Mont-Agel" je suis muté le 28 décembre 1936 sur le paquebot "ALSINA" de la ligne de Buenos-Aires et j'y reste jusqu'en septembre 1937, époque à laquelle j ai pu avoir enfin un véritable congé payé ! (75 jours)





A mon retour de congé, afin de me permettre, pour pouvoir passer commandant, de passer l'examen indispensable pour avoir le droit de me passer du pilote pour le port de Marseille, on me fait faire un voyage d'une semaine sur Oran, comme commandant sur le "Sidi-Brahim". Il fallait en effet pour pouvoir se présenter à cet examen avoir effectué une sortie et une entrée du port de Marseille comme commandant et sans pilote. Cet examen me demanda deux bons mois de préparation Après cette épreuve à laquelle, rares était les candidats malchanceux, j'étais muni d'une licence de pilotage me permettant de ne pas utiliser le pilote de Marseille, ce qui exonérait la Cie. de tous droits de pilotage, frais qui sont assez importants.


C'est avec une certaine angoisse, je l'avoue, mais vite disparue, que j'ai affronté cette épreuve du premier commandement.


Me voici donc muni de tous les sacrements pour passer commandant ! J'embarque sur le paquebot "SIDI-BEL-ABBES" comme 2éne Capitaine en attendant qu'une place de commandant soit vacante. Hélas au cours de l'hiver 1938 un de nos navires, le "GUARUJA'' sister-ship de l’IPANEMA fait naufrage sur les cotes d'Espagne par suite du manque de phares. En effet en raison de la guerre d'Espagne, ils sont tous éteints ! Le commandant de ce navire effectuait son dernier voyage car il était atteint par la limite d'âge au retour. II me faut faire contre mauvaise fortune bon cœur ! En novembre je suis désigné pour le "Florida" et ne voilà encore sur la ligne de Buenos-Aires comme 2éme Capitaine! Au retour en janvier 1939 on m'octroie un congé que je passe à Marseille.


Et puis c'est enfin arrivé l A ma rentrée de congé je prends le commandement du "MONT-VISO" et pars pour les Antilles. Un autre voyage nous fait quitter Marseille début juillet pour les Antilles d'abord et Cayenne ensuite d'ou nous devons poursuivre, complètement vide, sur lest comme disent les marins, vers Buenos-Aires. Depuis quelque temps la tension internationale s'est accrue. Aussi sommes-nous tous à l'écoute des nouvelles. Nous arrivons à Buenos-Aires 24 heures avant la déclaration de guerre l Attente de décisions.


GUERRE 1939 – 1945 (1ère partie)


Pendant le séjour a Buenos-Aires toutes les dispositions pour la navigation en temps de guerre sont prises  : peinture générale du navire en gris très foncé, peinture des hublots en bleu très épais, etc. Après chargement partiel nous quittons Buenos-Aires fin septembre pour Santos ou nous devons compléter. Avant le départ, l'Attaché Naval me remet un pli "Secret" cacheté que je ne dois ouvrir qu'une fois sorti du Rio de la Plata et qui doit me préciser en plus de certaines consignes la route que nous devons suivre. Traversée normale jusqu'à Santos que nous quittons quelques jours plus tard après avoir rempli tous nos entreponts de balles de coton. Notre prochaine destination est Freetown (Sierra Leone). Même processus concernant les ordres de route. Longue traversée en perspective, veille renforcée, feux masqués la nuit, interdiction d'utiliser la T.S.F, sauf en cas de danger immédiat. Nous franchissons l'équateur et le lendemain dans l’après-midi nous captons le signal de détresse, S.0. S. d'un navire anglais le "CLEMENT" qui est arraisonné par un croiseur allemand. La position qu'il indique le situe à 160 milles dans le Nord Ouest de la nôtre du moment. A la nuit j'incline notre route beaucoup plus vers l'Est afin de m'éloigner de la route prescrite aux navires alliés et qui est celle que nous suivons, car il est à craindre que ce croiseur allemand l'ait déjà repérée. A notre arrivée à Freetown, huit jours après, j'apprends qu'il s'agît sans aucun doute du croiseur "GRAF VON SPEE" qui a d'ailleurs déjà coulé plusieurs navires alliés et fait prisonnier leurs équipages. .Plusieurs navires de guerre anglais sont à sa poursuite.


De Freetown ou nous faisions escale uniquement pour y prendre des ordres, nous repartons le jour même pour Dakar on nous devons mazouter, puis Casablanca ou le port de débarquement de nos marchandises doit m'être indiqué.

C'est Bordeaux et nous repartons, toujours seuls, sans protection ! Un convoi de plusieurs navires nous précède de quelques heures et deux de ses navires sont torpillés au large du Portugal. Enfin nous arrivons à Bordeaux sans histoire début novembre. Ce voyage avait duré un peu plus de quatre mois et les lettres reçues avaient été rares ! Je peux m'échapper pour venir passer 24 heures à Marseille et je ramène Maud avec moi à Bordeaux. Au cours de mon bref passage à Marseille j'avais appris que je devais quitter le "Mont-Viso" pour être mobilisé.


GUERRE 1939-1945 (2éme Partie)


Depuis ma démobilisation en septembre 1919 j'avais effectué quelques périodes militaires et cela m'avait valu d'être promu Lieutenant de Vaisseau de Réserve (et plus tard Capitaine de Corvette). Je suis donc mobilisé à mon débarquement du "Mont-Viso", ce qui me fait perdre immédiatement plus du tiers de ma solde de commandant sans compter d'autres accessoires ! Après quelques jours à la Préfecture Maritime de Toulon je suis affecté à l’état-major de l'Amiral Nord à Dunkerque (Amiral Abrial) ou j'arrive à la mi-décembre. Tout est bien calme, il y a bien de temps en temps un navire torpillé ou un autre qui saute sur une mine dans la Mer du Nord, mais rien ne laisse prévoir la catastrophe qui nous attend. On faisait comme nous le disions entre officiers î la guerre des papiers Puis l'hiver était là, très rigoureux de la neige, un froid glacial et une température e plus de moins dix degrés ! En avril j'obtiens une permission de dix jours que je viens passer à Marseille. A mon retour l'existence continue comme auparavant.

Puis tout d'un coup dans la nuit du 9 au 10 mai 1940, les événements ont commencé et se précipitent.




Et c'est finalement la bataille de Dunkerque sur laquelle je ne m'étendrai pas si ce n'est pour dire qu'un bombardement aérien intense et presque ininterrompu pendant toute la journée du 27 mai a réduit la ville en ruines et a été des plus meurtriers ! Bref, pressentant depuis quelques jours un départ en catastrophe, j'avais pu confier à un patrouilleur qui partait pour Cherbourg deux valises contenant le principal de mes affaires, ne conservant qu'un échange de linge et mes objets de toilette. J'avais eu une riche idée car le sur lendemain, le 3 juin, la soirée, l'Amiral Abrial fait réunir tout l’Etat-major. Il nous donne liberté de manœuvre pour tenter notre chance et essayer de nous embarquer au cours de la nuit pour l'Angleterre, car Dunkerque est sur le point d'être pris par les Allemands. Il y avait plus de 30.000 hommes entre soldats et marins qui attendaient le salut cette nuit là sur les jetées de Dunkerque ! Heureusement la nuit était sans Lune et l'obscurité était profonde. Les navires, presque tous anglais, de toutes les dimensions, de toutes les catégories, de grosses embarcations aussi, de petits bateaux de plaisance, se succédaient les uns après les autres à partir de 21 heures. Ils étaient pris d'assaut dés l'accostage et repartaient quelques instants plus tard dés qu'humainement il ne leur était plus possible de prendre davantage de monde. Tous sont partis très surchargés et c'est un véritable miracle que tous aient pu arriver à bon port ! Pour ma part c'est vers 2 heures du matin, le 4 juin que poussé par une véritable marée humaine j'ai pu me hisser à bord du "NEWHAVEN" petit paquebot français faisant habituellement la ligne Dieppe Newhaven ! Nous y étions certainement plus de 2.000 ! De la mer un spectacle dantesque s'offrait à nos yeux vers la terre : de tous les cotés de gigantesques incendies éclairant de vastes ruines et dégageant une épaisse fumée, d'autres encore plus importants aux raffineries de pétrole et dans le lointain les lueurs et aussi les bruits de la bataille qui se poursuivait encore entre les derniers défenseurs de Dunkerque, sacrifiés ceux-là, pour permettre les ultimes embarquements ! et les troupes allemandes.





Quelques heures après nous débarquions à Folkestone ou règne le plus grand calme ! On a l'impression qu'ici la guerre n'existe pas ! II y a des baigneurs sur la plage et même des jeunes hommes et jeunes femmes qui prennent des bains de soleil !! Bref un train militaire nous conduits à Southampton ou nous prenons aussitôt un navire anglais qui nous dépose à Cherbourg le 6 juin au matin. A la Préfecture Maritime ou je me présente c'est la pagaille complète. On ne sait que faire de nous, car nous sommes quatre officiers de l’Etat-major de l'Amiral Nord, sinon que de nous envoyer en permission pour cinq jours, pensant qu'entre temps l'Amiral Abrial sera revenu d'Angleterre (ou il a pu arriver lui aussi, après bien des aventures survenues à sa vedette rapide) et son état-major regroupé. Quant à moi après avoir récupéré mes valises je pars pour Marseille, via Paris qui a son air habituel.


Il y a à peine 48 heures que je suis à la maison qu'un télégramme officiel m'ordonne de regagner Cherbourg immédiatement. A Paris cette fois c'est l’affolement général ! C'est le 12 juin, plus de trains pour Cherbourg. Avec trois camarades retrouvés par hasard à la Gare Saint-Lazare, nous prenons à tout hasard un train pour Nantes à la Gare Montparnasse. Il est archi bondé, on roule la nuit dans l'obscurité la plus complète avec des arrêts fréquents en pleine campagne. A Nantes il nous faut quitter ce train qui continue sur Quimper. Après plusieurs heures d'attente nous apprenons qu'un train de marchandises composé de wagons a destination de Caen et de Carentan doit partir bientôt Nous montons dans ces derniers car Carentan n'est pas très éloigné de Cherbourg, Nous y retrouvons d'autres officiers et marins. Après plus de 24 heures de marche et de nombreux arrêts nous arrivons à Carentan et là il faut descendre. Le chef de gare est très Inquiet car les nouvelles sont loin d'être rassurantes ! Sur notre demande il téléphone à Cherbourg pour signaler notre présence. Nous sommes une quarantaine 'environ. Quelques instants plus tard il reçoit l'ordre de nous acheminer sur Cherbourg le plus rapidement possible. Une micheline est là, nous y prenons tous place et deux heures après nous étions à Cherbourg. C'est le 15 juin.


L'Amiral Abrial avait installé son quartier général dans la banlieue, au Château de Tourlaville. Le 16 juin, en raison de mon appartenance à la Marine Marchande, je suis détaché provisoirement à la Préfecture Maritime pour m'y occuper de l'utilisation éventuelle des quelques navires de commerce qui sont dans le port. Mais le 18 juin vers 10 heures, les nouvelles étant des plus alarmantes, le Chef 'état-major fait défiler devant lui la plus grande partie des officiers présente et nous remet à chacun un ordre écrit (que je possède toujours) nous prescrivant de nous embarquer immédiatement sur un navire en partance pour Portsmouth. J’ai tout juste le temps d'aller récupérer mes quelques bagages. Arrivé dans l'Arsenal je me présente sur le premier navire paraissant vouloir appareiller. C’est un torpilleur, la. "CORDELIERE". Au vu de mon ordre je suis accepté à bord ou je retrouvé sept autres officiers porteurs du même ordre. Nous avons pu quitter Cherbourg vers 13 heures, sans histoires, malgré quelques bombardements aériens et au canon sur un fort pas loin de la sortie du port. Dans la soirée nous étions à Portsmouth.

Le lendemain matin transfert à Southampton ou l'on regroupe tous les officier et marins fronçais. Nous sommes environ 300 officiers et 15.000 marins provenant de différents ports français. Par trains militaires nous sommes tous acheminés sur Liverpool et conduits à l’hippodrome d'’'AINTREE" transformé en campement. Et c'est sous une immense tente pour tout logement et dont le sol est recouvert de paille qu'avec une quinzaine d'officiers de tous grades nous passons plusieurs jours dans l'attente des évenements. Nous apprenons la nouvelle de l'Armistice, mais que va t on faire de nous ? Les avis que nous avons pu recueillir nous laissent la nette impression que les Anglais veulent continuer la guerre. Mais leur grande inquiétude est dans ce que va faire la flotte française ? Nous apprenons bien entendu qu'un général français, le Général de Gaulle cherche à rassembler les militaires français qui sont en Angleterre, mais il n'y a aucune propagande ni pression quelconque dans ce sens. Cela nous parait bien fantaisiste aussi et puis nous avons nos chefs, nous sommes encadrés et nous n'avons tous qu'un seul désir : regagner la France. Finalement je crois que cinq ou six officiers et une douzaine de marins, célibataires pour la plus part, restèrent en Angleterre lorsque les Autorités Britanniques nous informèrent et sans aucune pression pour nous retenir, que ceux qui désiraient quitter l'Angleterre pour être rapatriés en Afrique du Nord pourraient partir le jour même. C'est le 1er juillet.


Avec une vingtaine, d'officiers encadrant 1.200 à 1.500 marins par bateau, un convoi de quatorze navires est formé. Je suis quant à moi sur un gros cargo le "City of Windsor". Nous sommes escortés par plusieurs navires de guerre anglais et nous ne connaissons pas notre destination. Et le 11 juillet après dix jours de traversée nous débarquions à Casablanca, pour ma part, j 'ai hâte d'être démobilisé puisque tout est terminé pour nous. Après quelques jours d'attente je peux prendre le train pour Oran et après le bateau pour Marseille. Je suis démobilisé à Toulon le 22 juillet 1940 et j'apprends que l'Amiral Abrial ainsi que presque tout son Etat-Major ont été faits prisonniers à Cherbourg et emmenés en captivité en Allemagne, Je l'avais échappé belle!

GUERRE 1939 - 1945

Navigation au Commerce


Je reprends contact avec ma compagnie qui s'est complètement désintéressé de mon sort depuis ma mobilisation ! Elle s'est d'ailleurs comportée de la même façon pour tous ses officiers mobilisés ! Je suis désigné pour prendre le commandement du "SIBI-BEL-ABBES" et jusqu'en octobre je fais la ligne d'Oran.




Le SIDI BEL ABBES à Alger pendant l’été 1941


La Marine Militaire vient de rendre à ma Compagnie. I''IPANEMA" qui à la mobilisation avait été militarisé en raison de ses installations et surtout de son énergie électrique qui en faisait un précieux auxiliaire pour nos sous-marins. D'importantes transformations avaient été réalisées et il fallait le remettre dans son état primitif.



Je suis désigné pour en prendre le commandement et surveiller les travaux qui doivent se faire à Alger ou se trouve l'lpanema et que je rallie dans les premiers jours d'octobre. Le navire n'est pas habitable et il faut vivre à l'hôtel. A Alger j'ai la satisfaction de retrouver mes parents, mais la douleur de perdre mon père le 28 décembre 1940. En novembre, comme suite aux événements de Dunkerque j'avais été nommé Chevalier de la Légion d'Honneur.


Fin janvier 1941,tous les travaux étant terminés, nous regagnons Marseille d'ou quelques jours après nous partons pour la Martinique avec un millier de passagers, presque tous Israélites français ou étrangers réfugiés en France et quelques espagnols républicains. A notre arrivée à Fort de France on m'informe immédiatement que seuls pourront débarquer les passagers qui, pourront verser une caution de 50.000 francs, J'étais ahuri et effrayé par semblable mesure car à cette époque on ne pouvait quitter la France avec plus de 25.000 francs et la Douane y veillait. Qu'allais-je devenir avec mes mille passagers? Moins de trois heures après, tout était terminé Tous nos passagers possédaient de véritables fortunes Comment avaient-ils fait pour pouvoir quitter la France ainsi ? Mystère ! ? A cette époque, Fort de France était une espèce de plaque tournante d'ou l'on pouvait facilement s'embarquer pour l'Amérique du Nord ou Sud et aussi le Venezuela. Moins d'un mois après leur débarquement, il n'y en avait plus un seul à la Martinique.


Mais un autre problème se posait pour l'lpanema, car nous n'avions pas assez de combustible (mazout) pour assurer notre retour et Fort de France ne possédait aucun stock. De plus la Marine nous préleva notre surplus, ne nous laissant que le mazout indispensable pour pouvoir effectuer trois jours de mer Un vague accord avec les Américains permettait d'aller s'approvisionner à Saint-Thomas, (Iles Vierges) mais cela demandait de longues formalités et l'accord de Washington était indispensable. Avec l'espoir que cet accord nous serait donné on nous expédie à Saint-Thomas ou après huit jours d'attente et presque au bout de notre mazout, nous avons pu faire le plein de nos citernes.

De Saint-Thomas nous allons à Pointe-à-Pître prendre un chargement de sucre que nous complétons ensuite à Fort de France. Après un séjour de prés d'un mois dans la Mer des Antilles, nous appareillons pour Marseille avec escale à Casablanca.

Nous sommes au début du mois de mai et jusqu'à la fin du mois je fais avec l'lpanema des voyages sur Oran. Puis je pars en congé et à mon retour je reprends le commandement du "SIBI-BEL-ABBES". Mais ce n'est plus pour faire la ligne Oran. Le manque de mazout rend la navigation commerciale très difficile. Aussi l’amirauté de Vichy décide que les navires utilisant ce combustible ne navigueront plus ! Les paquebots de la S.G.T.M. et ceux de la Cie. Paquet seront groupés dans le port de Bougie et immobilisés. Il en est de même pour les autres compagnies dont les navires sont immobilisés dans différents ports. Début août me voilà à Bougie et qui sait pour combien de temps ! Pour le moment le "SIDI-BEL-ABBES" est seul, mais bientôt six autres paquebots viennent nous y rejoindre dont le "FLORIDA". Tout l'équipage a été conservé et on l'utilise à faire des travaux d'entretien. Jusqu'en octobre les bains de mer sont la principale distraction, mais après, la vie n'est pas drôle !



Le SIDI BEL ABBES à quai à Alger en été 1941




Dans les premiers jours de décembre un télégramme de ma Direction m'ordonne de me rendre à Oran pour effectuer une mission Oran Marseille ! J'ignore complètement de quoi il peut s'agir et ne suis renseigné qu'à mon arrivée à Oran. Je dois en effet prendre à Oran le commandement d'un petit navire hollandais le "RHEA" retenu à Oran depuis l'Armistice, pour le conduire à Marseille. On m'envoie des officiers et un équipage. Les instructions de ma Direction n'en disent pas plus long. L'armement de ce navire qui est à moteur, immobilisé dans le port d'Oran depuis 18 mois pose des problèmes techniques très importants. Je ne peux obtenir aucune indication des Autorités Maritimes et tout cela ne me parait pas net ! J'ai l'impression que l'on me cache quelque chose ! Les officiers et mon équipage, sont eux bien persuadés que ce navire va être affecté à notre Compagnie et je me garde bien de leur faire part de mon sentiment.


Après de multiples vérifications et quelques essais, on nous charge en primeurs et le 18 décembre dans la matinée, nous appareillons pour Marseille, arborant le pavillon français et les marques de l'Armistice peintes sur la coque. Mais les documents du navire, papiers officiels établis à Oran et donnant la nationalité française à ce navire ne me paraissent pas réguliers. De plus j'apprends au moment de notre départ que des avions militaires et un torpilleur doivent patrouiller la route que nous allons suivre de jour entre Oran et la. Côte d'Espagne. Précautions inhabituelles pour un navire normal et qui confirment mon appréhension. J'ai pour instructions de route de rallier les Cotes d'Espagne au Cap Palos et ensuite de me maintenir strictement dans les eaux territoriales espagnoles et françaises jusqu'à Marseille.


Enfin le 22 dans la matinée nous arrivons à Marseille. J'apprends alors par le Directeur de la Compagnie qui était à l'époque le Commandant Robillot que c'était à la demande des Autorités allemandes qui désiraient récupérer ce navire pour leurs propres besoins, que le Gouvernement de Vichy avait décidé de lui faire faire la traversée Oran Marseille avec un équipage français !! Mon Directeur ajoutai' 'Nous avions bien peur que vous soyez torpillés, malgré les Marques de l'Armistice, car les Anglais sont bien renseignés ! mais nous étions tenus au plus grand secret sur cette opération !

Après avoir pu ainsi passer Noël en famille, je repartais pour Bougie ou je retrouvais le "SIDI-BEL-ABBES", attendant des jours meilleurs. Début février, il est question de nous faire revenir à Marseille pour transformer la chauffe au mazout en chauffe au charbon, afin de pouvoir utiliser le navire. Et début mars cette décision devenue officielle, nous rentrons à Marseille après une escale à Alger qui m'a permis d'embrasser, hélas pour la dernière fois, ma chère maman, car elle s'est éteinte le 30 juillet 1943.


Dans les premiers jours d'avril les transformations sont terminées et nous reprenons la ligne d'Oran. Rien de particulier au cours de ces voyages qui nous font rencontrer quelquefois une escadre anglaise, si ce n'est de gros ennuis fréquents dû à la mauvaise qualité du charbon.

Je quitte le "SIDI-BEL-ABBES" le 29 septembre 1942, étant mis en congé pour un mois et il est entendu que j'en reprendrai le commandement le 1er novembre à mon retour de permission. Le camarade qui me remplace, Besançon, est le commandant du "FLORIDA" toujours immobilisé à Bougie. Il avait demandé à me remplacer pendant mon congé car il était candidat à un poste d'Inspecteur de la Navigation. Le "SIDI-BEL-ABBES" devant le ramener à Marseille tous les huit jours, il espérait qu'il pourrait ainsi faire hâter sa nomination, Mais fin octobre aucune décision n’ayant encore été prise dans ce sens, il demanda, en s'en excusant auprès de moi d'ailleurs, à rester encore deux semaines de plus sur le "Sidi-Bel-Abbés" car on lui avait certifié que sa nomination serait faite dans ce délai. C'était un excellent camarade que j'aimais bien, de sept ans mon ainé et je ne pouvais que m'incliner devant son désir qui hélas! lui a été fatal, mais qui m'a peut-être sauvé la vie l

Le ''Sidi-Bel-Abbés" quitte Marseille le 5 novembre 1942 et arrive à Oran quelques heures avant le débarquement Anglo-Américain. Il ne peut donc plus revenir à Marseille ou je suis moi-même bloqué!

Comme je l'ai appris par la suite, après nouvelle transformation de la chauffe au charbon en chauffe au mazout, le "Sidi-Bel-Abbés" a repris la navigation pour effectuer des transports de troupes du Sénégal et du Maroc sur les ports d’Algérie. En avril 1943 alors qu'il revenait de Dakar et Casablanca, ayant à bord un régiment entier de tirailleurs sénégalais, il est torpillé non loin d’0ran, prés des Iles Habibas. Il faisait partie d'un convoi composé de plusieurs navires dont le "Sidi-Brahim" qui a assisté à ce drame qui s'est déroulé très rapidement. Le navire avait dans ses cales des munitions et des fûts d'huile d'arachide. En plus de l'explosion de la torpille tout cela donna lieu à un épouvantable feu d'artifices. En moins de cinq minutes le navire fut englouti ! Il y eut parait-il 750 disparus dont le commandant du "Sidi-Bel-Abbés" et une cinquantaine de rescapés parmi lesquels un seul officier de l'Etat-Major du Sidi-Bel-Abbés, très gravement blessé, Ducrest, que les enfants ont bien connu par la suite.

PERIODE de L'OCCUPATION

Le Gouvernement de Vichy avait fait mettre en place une représentation corporative et bien entendu la Marine Marchande y avait sa place. Je suis élu par les officiers de la Cie pour les représenter au sein de cet organisme. Cela me vaut de conserver ma solde entière de commandant alors que les autres officiers sont placés en 1/2 solde.


PERIODE QUI A SUIVI LA LIBERATION

Début février 1945 je suis désigné pour prendre le commandement du "FLORIDA" pour le ramener si possible a Marseille. Ce navire qui a dû se saborder a Bougie lors du débarquement des anglo-américains est resté 16 mois a moitié submergé ! II a été renfloué, mais les dégâts sont considérables ! Néanmoins depuis juillet 1944 on s est employé à remettre sa machine en état, car pour le reste du navire il ne peut en être question à Bougie. Enfin après de nombreux examens et essais on décide du départ. Nous quittons Bougie et après escale à Alger ou on embarque, quand même, 500 militaires et une centaine de passagers civils (familles de marins à rapatrier) nous partons pour rejoindre sur les côtes d'Espagne un important convoi américain fait route sur Marseille on nous arrivons sans incident fin mars, Je ne me doutais pas alors que je venais de terminer ma carrière de marin, qui je le crois volontiers c’est déroulée sous le signe de la chance !






LA GUERRE EST TERMINEE


En juillet 1946 le Président de la. Compagnie me demande de quitter la navigation et d'accepter le poste de Chef de l'Armement. Fonctions très importantes dans une compagnie de navigation avec de très grosses responsabilités. J'accepte et le 15 juillet je quitte le "Florida," pour prendre mes nouvelles occupations qui couronnent doublement ma carrière. J'ai conservé ce poste jusqu'au 31 décembre 1963, date à laquelle j'ai cessé toute activité et à la veille de mes 68 ans.


Ma carrière m'a donné de nombreuses satisfactions non seulement du point de vue métier, Mais aussi dans d'autres domaines. En août 1947 j'ai été promu officier de la Légion d’honneur, moins de sept ans après ma nomination de chevalier, en janvier 1955 Commandeur du Mérite Maritime. Mais ma plus grande satisfaction, celle m'a le plus touché, je l'ai eue en 1961, le jour ou Monsieur Roland Fraissinet, Président de la Compagnie, a demandé à Maud d'être la marraine du " MONT-AÏGOUAL", un gros navire en construction aux Chantiers du Trait ( Rouen). Mais ce cargo a été vendu à une autre compagnie avant son lancement-

Puis en juin 1967, je suis promu Commandeur de l’ordre national du mérite.


C'est après plus de cinquante ans que j'ai évoqué certains de ces souvenirs maritimes ! Mais je les ai retrouvés en les revivant un peu, bien nettement, car ils m'avaient tant marqué l

Cette vie de marin vécue pendant prés de 33 ans m'a mis au contact d’êtres humains de toutes origines, de toutes conditions appartenant à tous les milieux et a toutes les couches sociales. Elle m'a permit de voir et connaître la vie. Peut-être l'ai je vue sous un aspect différent de celui sous lequel la voient les sédentaires, mais elle m'a surtout appris a mieux connaître les hommes !


Marseille, Avril 1969





































Le paquebot PROVENCE, fleuron de la S.G.T.M dans les années 1950-1960.